Les leçons de Jan Karski, le génocide à Gaza
et l’abandon complice du peuple palestinien
« Loin, loin de toi se déroule l’histoire mondiale,
l’histoire mondiale de ton âme » – Franz Kafka
« Aucune administration n’a aidé Israël plus que moi.
Aucune. Aucune. Aucune » – Joe Biden, 4 octobre 2024
Nous sommes une génération éduquée dans le mal absolu que représente le crime de la Shoah : près de 6 millions de morts sur 14 millions de Juifs en Europe.C’est un fondement de notre éducation civique et historique que l’État français a inscrit dans les programmes de l’école publique. Les auteurs du génocide, les nazis sont le contre-modèle politique par leur barbarie, leur racisme et leur violence systématique. A Gaza, l’ampleur du crime depuis les massacres du 7 octobre 2023 n’est pas identique même s’il comptera au moins plusieurs centaines de milliers de victimes. Mais la mécanique destructrice du génocide est bien à l’œuvre.
Le tribunal de Nuremberg jugea les hauts dignitaires nazis au cours d’un procès qui se déroula du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946 pour les chefs d’accusation suivants : crimes contre la paix, crimes de guerre, crimes contre l’humanité.
Le concept de génocide n’avait pas encore intégré le droit international malgré les efforts du juriste pénaliste polonais juif Raphael Lemkin qui le propose dans un livre publié en novembre 1944, Axis Rule in Occupied Europe. Dès 1933, il avait élaboré des premiers concepts comme le « crime de barbarie » pour punir notamment les responsables de l’extermination des arméniens par les turcs d’avril 1915 à juillet 1916.
Le 15 mars 1921 à Berlin, l’étudiant arménien Soghomon Tehlirian assassine Talaat Pacha, ancien grand vizir de l’Empire ottoman et principal architecte du génocide arménien. A partir de cet événement, Raphael Lemkin explique ainsi la naissance de sa réflexion alors même que ses parents furent déportés et assassinés par les nazis :
« Sa mère fut tuée dans le génocide, elle lui apparut si souvent dans ses rêves. Le meurtre de votre mère, vous feriez quelque chose, bien sûr. Ainsi il a commis un crime. Moi, en tant qu’avocat, j’ai pensé qu’un crime ne devrait pas être vengé par les victimes mais puni par une cour de justice. »
Un pan est cependant largement occulté dans les cours d’histoire du primaire et du secondaire : quelles sont les responsabilités de ceux qui savaient pour l’extermination en cours et qui n’ont rien fait durant la Seconde guerre mondiale ? Aucune condamnation d’un tribunal pour les États-Unis, la Grande-Bretagne ou l’URSS, États victorieux de la Seconde guerre mondiale, qui n’ont rien fait pour arrêter l’extermination des Juifs d’Europe.
Cette interrogation a un écho important aujourd’hui alors que le camp occidental n’a non seulement rien fait mais a armé directement l’État d’Israël, soutenu diplomatiquement comme économiquement. L’utilisation de l’islamophobie par de nombreux gouvernements, comme l’antisémitisme dans les années 30, a aussi anesthésié une partie des opinions publiques qui n’expriment parfois même plus la solidarité humaine élémentaire.
C’est l’envers terrible de la proclamation d’un « plus jamais ça » non réalisé. Le génocide ne s’accomplit que dans l’abandon du monde et de ses gouvernements qui laissent, par complicité, les criminels agir.
Nous sommes toutes et tous des témoins
C’est pourquoi les leçons de l’expérience de Jan Kozielewski (qui prendra le nom de Jan Karski en 1942), officier de liaison entre la résistance polonaise et le gouvernement polonais en exil à Londres, sont à méditer.
Le 17 décembre 1942, à 9 h, Edward Raczynski, le ministre polonais des Affaires étrangères lut à la BBC les informations apportées par l’émissaire Jan Karski en novembre 1942 sur la solution finale :
« J’aimerais vous faire comprendre la réalité de la tragédie qui se déroule si loin des côtes de cette île, sur le continent européen – sur la terre de Pologne. […] Le gouvernement polonais a communiqué aux gouvernements des Nations unies des informations authentiques sur le massacre de masse, non seulement des populations juives tombées aux mains des Allemands en Pologne, mais aussi des centaines de milliers de Juifs transportés vers d’autres pays et emprisonnés dans les ghettos créés par l’occupant dans mon pays.[…] Selon les rapports en possession du gouvernement polonais, sur un total de trois millions cent trente mille Juifs polonais, plus d’un tiers ont déjà été exterminés. »
Ce n’était ni la première alerte, ni la dernière… sans résultat pour que des mesures soient prises afin de sauver des vies juives en nombre et les autres victimes du système concentrationnaire nazi : homosexuels, tziganes, handicapé.e.s, résistant.e.s…

Jan Karski décrit dans son livre publié en 1944 aux États-Unis, Mon témoignage devant le monde, sa visite du Ghetto de Varsovie en octobre 1942 peu avant son départ pour Londres :
« Est-il encore nécessaire de décrire le ghetto de Varsovie après tout ce qu’on en a dit ? Était-ce un cimetière ? Non, car ces corps se mouvaient encore, pris souvent d’une agitation violente ; ils étaient encore vivants, mais à part la peau qui les recouvrait, les yeux et la voix, il n’y avait plus rien d’humain dans ces formes palpitantes. Partout, c’était la faim, la souffrance, l’horrible puanteur des cadavres en décomposition, les plaintes déchirantes des enfants à l’agonie, les cris de désespoir d’un peuple se débattant dans une lutte effroyablement inégale. »
Dans ce même ouvrage, Jan Karski décrit le camp d’extermination qu’il a infiltré en tant que gardien quelques jours après :
« Il fallut trois heures pour remplir le train complètement. Le crépuscule tombait quand la porte du dernier wagon se ferma : c’était le quarante-sixième d’après mes calculs. Il s’est avéré que le train était de moitié plus long que je ne l’aurais cru. Le convoi, avec son chargement de chair torturée, vibrait et hurlait comme s’il était ensorcelé. Dans le camp, quelques dizaines de corps se tordaient sur le sol dans les dernières convulsions de l’agonie. Les policiers allemands rôdaient, leur revolver fumant au poing, et achevaient les mourants. Le camp était paisible maintenant. Seuls les hurlements inhumains venant du train rompaient le silence. Puis cela aussi cessa et il ne resta plus que l’odeur douceâtre et écœurante du sang répandu ; la terre saignait. »
Il ajoute plus loin :
« Les visions du camp de la mort me hanteront toujours. Je ne peux m’en débarrasser et leur souvenir me donne la nausée. Plus encore que de ces images, je voudrais me libérer de la pensée que de telles choses ont eu lieu. »
Sur le génocide à Gaza, nul besoin d’un témoin et d’un émissaire héroïque comme Jan Karski qui traversa toute l’Europe sous le joug des nazis pour faire passer les messages de la résistance, en connaissant lui-même l’expérience de la torture et en frôlant la mort. Tout le monde sait ce qui se passe à Gaza, peuples et gouvernements dans le même temps et ceci malgré le meurtre de centaines de journalistes.
La complicité des états et de leurs responsables politiques qui étaient en mesure d’arrêter le génocide est d’autant plus criante. Aujourd’hui nous sommes toutes et tous témoins. Dès lors, il n’est plus possible de dire comme le juge de la Cour suprême américaine, Félix Frankfurter, qui s’adressait à Jan Karski en ces termes :
« Je ne dis pas que vous êtes un menteur, je dis que je ne vous crois pas. »
L’incrédulité justifiant alors l’inaction. Il faudrait aujourd’hui ne pas croire ce que l’on voit, est-ce vraiment possible même sous l’effet de la sidération et de l’horreur ? Le plus grand acte de lâcheté est aujourd’hui de ne pas vouloir voir, détourner le regard, être négationniste. Mais en vérité, pour reprendre les termes de la déclaration glaçante de Jan Karski, personne ne pourra se libérer de la pensée que de telles choses ont eu lieu même si on le voulait.
La mise en œuvre du droit contre le génocide
Suite à la plainte de l’Afrique du Sud, la Cour International de Justice (CIJ) a demandé le 26 janvier 2024 à Israël d’empêcher d’éventuels actes de « génocide » et de « prendre des mesures immédiates » pour permettre la fourniture « de l’aide humanitaire à la population civile de Gaza ». Alors que l’État d’Israël n’a respecté aucune de ces préconisations, la CIJ poursuit son enquête sur le génocide en cours à Gaza.
D’ores et déjà, la Cour Pénale International (CPI) a émis des mandats d’arrêts contre Benjamin Netanyahou et Yoav Galant, son ex-ministre de la défense, pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre depuis les attaques du 7 octobre 2023.
La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et ses organisations membres palestiniennes, Al-Haq, Al-Mezan et le Centre palestinien pour les droits humains (PCHR) – ces deux dernières agissant dans la bande de Gaza –, ainsi que la Ligue de défense des droits humains (LDH) et l’Association France-Palestine solidarité (AFPS), ont demandé le 1er juillet dernier que le pôle « crimes contre l’humanité », dépendant du parquet antiterroriste, ouvre une enquête contre deux militaires franco-israéliens, soupçonnés d’exécutions sommaires de civils non armés. Plus de 4 000 soldats franco-israéliens ont été directement engagés dans l’armée israélienne ces derniers mois. A ce stade, la justice française n’a engagé aucune poursuite.
Au cours de cet été, l’association Avocats pour la justice au Proche-Orient a demandé à la Cour pénale internationale une enquête sur le rôle de différents membres de l’exécutif français « dans la commission des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et de génocide par les forces armées israéliennes dans la bande de Gaza et la Cisjordanie occupée. »
Dans un rapport du 20 octobre 2025, transmis par le secrétaire général de l’ONU à l’Assemblée Générale, Francesca Albanese, rapporteuse de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, indique au regard du droit international que 63 États « pourraient et devraient être tenus pour responsables d’avoir aidé, assisté ou participé conjointement au génocide », en pointant en particulier la responsabilité de la France.
Un grand procès international nécessaire
Toutes les pièces du dossier se mettent donc en place dans différentes juridictions internationales ou nationales qui pourront conduire à un procès international d’ampleur jugeant à la fois les auteurs principaux du crime de génocide à Gaza. Mais cette fois-ci, il ne faudra pas oublier les complices.
En effet, l’article III de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée à l’unanimité le 9 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations unies, punit aussi les actes de complicité de génocide. En 1997, dans l’affaire Papon, la Cour de cassation a considéré que la complicité de crimes contre l’humanité, dans le cadre duquel s’inscrit le génocide en droit français, ne nécessitait pas l’adhésion du complice à l’idéologie génocidaire. Il suffit de démontrer que le complice avait connaissance de l’existence de ces crimes.
Pour autant, la justice à mettre en œuvre paraît vertigineuse tant il faudra de volonté politique et de moyens au niveau mondial. La tenue d’un tel procès résultera sans doute d’un nouvel ordre géopolitique capable d’assumer cette tâche. Alors que l’extrême droite se déploie partout dans le monde et que les impérialismes belliqueux s’affrontent sur tous les continents, les conditions nécessaires semblent plus que jamais inatteignables. Pour vouloir faire respecter le droit international, les juges de la CPI ou Francesca Albanese, juriste et rapporteuse spéciale de l’ONU, subissent par exemple des mesures de répression et d’intimidation des États-Unis de Trump.
Mais comment sortir autrement du gouffre dans lequel notre humanité s’est enfoncé sans cette perspective de justice et de réparation que l’on doit aux milliers d’enfants, de femmes et d’hommes qui sont morts sous les bombes et de la famine à Gaza et alors même que le décompte macabre n’est pas terminé.
Nous le devons aussi aux survivant.e.s qui pour la sociologue et psychothérapeute rwandaise Esther Mujawayo sont traumatisé.e.s collectivement :
« La puissance d’un génocide c’est exactement cela : une horreur pendant, mais encore une horreur après. Intérieurement il n’y a pas de fin à un génocide. Il y a juste arrêt des tueries, des massacres, des poursuites, mais il n’y a pas de fin à la destruction. »
Comme Marie-Claude Vaillant-Couturier suite à son témoignage au tribunal de Nuremberg en tant que déportée résistante communiste à Ravensbrück et Auschwitz, nous souhaitons regarder les responsables du génocide au banc des accusés, droit dans les yeux, pour et avec les milliers de victimes.
Il faut mener ce combat pour la justice et contre l’impunité jusqu’au bout, avec les peuples du monde entier. Francesca Albanese nous exhorte en ce sens d’une belle manière dans son livre Quand le monde s’endort :
« Lorsque le monde s’endort, c’est à nous, peuples, de le réveiller. Et aujourd’hui plus que jamais, le monde a besoin de cet éveil. Alors faisons du bruit, provoquons la tempête ou mieux encore – comme on dit chez moi – faisons de l’ammuina ! (joyeux brouhaha en dialecte napolitain) »
Merci à elle de cultiver l’espoir et à tou.te.s les militant.e.s de la cause palestinienne, de la justice et de la paix !
Thomas DESSALLES
Créteil, le 26 novembre 2025

Nous publions cet article de Thomas Dessalles à l’occasion de deux événements importants :
– Après le cessez-le-feu à Gaza, Israël poursuit l’occupation et la colonisation de la Palestine, l’oppression du peuple palestinien. Cela doit cesser !
Ce samedi 29 novembre, aura lieu à Paris la manifestation nationale « Solidarité Palestine » pour la défense des droits du peuple palestinien sur la base du droit international : Auto-détermination du peuple palestinien qui doit être l’acteur de son propre destin et droit au retour des réfugiés palestiniens ; fin de occupation, de la colonisation, de l’apartheid ; sanctions contre Israël ; cessez-le-feu définitif et fin du génocide.
– La sortie en salle de La Voix de Hind Rajab, film bouleversant de Kaouther Ben Hania : le 29 janvier 2024, les bénévoles du Croissant-Rouge reçoivent un appel d’urgence. Une fillette de six ans est piégée dans une voiture sous les tirs à Gaza et implore qu’on vienne la secourir…